Le grand siège
Septembre 1217
L’avidité de Simon de Montfort ne connaît plus de bornes. Ayant assouvi sa vengeance en meurtrissant Toulouse, il convoite de nouveaux territoires. Ce que l’Église lui a donné ne lui suffit déjà plus. À toutes les terres conquises, il veut ajouter la Bigorre, qui lui a été refusée par le concile. Pour s’en emparer, il recourt à des moyens déshonorants.
Ce comté appartient à Pétronille, la fille du comte de Comminges. Elle vient de se marier à Nuno Sanche, le fils du régent d’Aragon. Montfort exige que les prélats de Gascogne annulent cette union. Ne pouvant rien refuser à leur protecteur, les évêques obtempèrent. Ils invoquent des liens de parenté entre les époux et prononcent la dissolution. L’usurpateur accourt aussitôt à Tarbes pour contraindre Pétronille, âgée de trente ans, à épouser son fils Guy, un garçon si jeune qu’on l’appelle « Guiot ». Le comté de Bigorre entre ainsi dans les possessions des Montfort Après cette indigne conquête, le Centaure fait route vers la Provence. Prenant soin d’éviter Beaucaire et Raimond le Jeune, il envahit la vallée de la Drôme. Sous la menace de son armée qui dévaste la contrée, il force la main d’Adhémar, le comte de Valentinois, pour qu’il accepte de marier son fils Guillaume à la petite Amicie de Montfort. Par ces unions conclues sous la contrainte, il veut régner des Pyrénées aux Alpes. Son ambition l’égare. Elle va finir par le perdre…
Vallée de la Garonne, septembre 1217
J’ai franchi les Pyrénées. Avec Aymeri de Castelnau, mon fils Bertrand, Hugues d’Alfaro et quelques compagnons, nous avons décidé de tirer profit de l’éloignement du tyran. Jamais le moment ne sera plus propice à mon retour. Dans la haute vallée de la Garonne, je retrouve mes alliés de la montagne. Le comte de Foix et son fils Roger Bernard sont impatients de marcher sur Toulouse. Bernard de Comminges aspire à se venger de Montfort qui lui a imposé son fils pour gendre. Tous savent que l’entreprise sera difficile, mais aucun n’hésite à s’engager, à condition que je force le destin en entrant dans Toulouse. Aymeri de Castelnau nous expose son plan :
— Une fois que nous serons dans la ville, toute la population se soulèvera. Mais auparavant, il faudra y pénétrer. Nous n’y parviendrons pas par la force. Nous devrons nous glisser par surprise avec l’aide de quelques amis. Les soldats de la garnison sont principalement massés autour du château Narbonnais, sur la rive droite. Nous passerons donc par la rive gauche.
Notre petite troupe chemine secrètement, recherchant l’abri des forêts, évitant soigneusement les châteaux tenus par les hommes de Montfort afin que personne ne puisse nous apercevoir et courir donner l’alerte.
Le soir du 12 septembre, arrivant au sommet d’un coteau, je redécouvre soudain Toulouse. Ses briques et ses tuiles rougeoient dans les derniers rayons du soleil. Le cœur battant, je descends de ma monture pour m’agenouiller et rendre grâce à Dieu. Je n’avais pas revu ma ville depuis la bataille de Muret. C’était il y a quatre ans, jour pour jour.
Dissimulés dans un bosquet nous passons la nuit blottis sous d’épaisses couvertures, incapables de trouver le sommeil, inquiets du moindre bruit. Avant l’aube, deux silhouettes s’approchent furtivement.
— Ne vous alarmez pas, me souffle Aymeri de Castelnau. C’est Hugues Dejean et Raimond Beringuier.
Les deux consuls capitouliers sont venus à notre rencontre afin de nous guider pour entrer dans la ville.
— Messire Raimond, Dieu est avec nous. Le brouillard se lève sur la Garonne. Il nous permettra d’approcher sans être vus.
Nous partons aussitôt. Moins d’une heure plus tard, nous longeons les vestiges du rempart de Saint-Cyprien. L’épaisseur du brouillard est telle que les guetteurs ne peuvent nous apercevoir. À pied, tenant nos chevaux par le harnais et veillant à ne faire aucun bruit, nous nous engageons sur le gué du Bazacle. En cette saison, la Garonne est basse. Quelques filets d’eau serpentent sur la table de roche formant le lit du fleuve. Je pourrais traverser les yeux fermés ce gué que j’ai déjà franchi plus de mille fois. Parvenus sur l’autre rive, nous gravissons la berge. Nous sommes entrés dans la ville à l’insu de ses occupants. C’est ma première action d’éclat depuis le début de la guerre. Elle est tardive ; Dieu veuille qu’elle soit décisive. À une heure aussi matinale, seuls quelques passants sont dehors. Ils ne prêtent pas attention au groupe de cavaliers qui s’avancent vers l’église Saint-Pierre-des-Cuisines. Dans la lumière incertaine de l’aube, sans doute nous prennent-ils pour des chevaliers croisés. C’est alors qu’Aymeri de Castelnau déploie l’étendard sang et or frappé de la croix aux douze boules. Nos compagnons font de même avec les couleurs de Foix et de Comminges. Il n’en faut pas plus pour que fusent les premiers cris :
— Le comte Raimond est de retour !
— Miracle ! Nous sommes sauvés !
Les têtes apparaissent aux fenêtres et les gens sortent sur le seuil des maisons. Ils sont incrédules, mais lorsqu’ils s’approchent et nous reconnaissent, ils font éclater leur joie.
— C’est vrai ! C’est lui. C’est notre comte Raimond !
— Dieu soit loué !
Nous sommes cernés par une foule enthousiaste, les mains se tendent, certains pleurent de joie, on accourt de toutes les ruelles. La rumeur se propage dans le Bourg et gagne la Cité. Toulouse est réveillée par un bonheur qu’elle n’espérait plus.
Son soulèvement est allègre mais impitoyable. Armés de poignards, de pierres et de bâtons, des centaines d’hommes se lancent à la poursuite des soldats français qui courent vers le château Narbonnais. Ceux qui sont rattrapés sont sauvagement tués par la foule dans des hurlements de haine. Les rescapés s’enferment dans le château. À la fenêtre du dernier étage, on peut apercevoir le nez pointu d’Alix de Montfort. Elle est frappée de stupeur en voyant le peuple envahir les rues et les places pour y dresser les premières barricades. Les flèches des archers postés sur le chemin de ronde tiennent à distance les Toulousains, mais dans les éboulis des remparts démantelés ils s’emparent des briques, des pierres, des poutres, des battants de portes pour ériger une enceinte autour du château. La famille de l’usurpateur et la garnison seront bientôt assiégées. La porte s’entrouvre un instant pour laisser sortir deux cavaliers qui lancent leurs montures au galop. Ils vont donner l’alerte à Carcassonne, où se trouve Guy de Montfort avant de chevaucher vers la Provence pour porter à Simon la lettre que leur a confiée Alix.
Vallée de la Drôme, septembre 1217
L’usurpateur vient d’obtenir le mariage de sa fille Amicie avec le fils du comte de Valentinois. La fillette qui était destinée à Jacques d’Aragon pour sceller l’entente entre Montfort et Pierre II sert aujourd’hui une autre politique. Son père l’utilise pour étendre son pouvoir à l’est du Rhône, sur les Alpes, comme il l’a fait dans les Pyrénées en obligeant Pétronille à épouser son fils « Guiot ».
Grisé par l’immensité de son domaine, Montfort est loin de penser qu’au même moment, au cœur de ses possessions, Toulouse se révolte.
Le visage de l’homme que l’on introduit sous sa tente dissipe ses illusions. Le messager est défait. Ses traits sont marqués non seulement par la fatigue de la course mais aussi par la peur. Ne sachant comment annoncer le désastre, il tombe à genoux devant son seigneur et lui tend la lettre écrite par Alix. Avant de la décacheter, Montfort interroge l’homme venu de Toulouse.
— Me portes-tu bonne ou mauvaise nouvelle ?
— Mauvaise. Pardonnez-moi.
— Aurais-je perdu la ville ?
— Je le crains. Notre dernier espoir est que vous accouriez.
— Qui m’a pris Toulouse ?
— Seigneur, vous le savez. Faut-il le nommer ?
Le messager hésite un instant avant de poursuivre.
— Oui, j’ai vu leur comte entrer dans la cité, accueilli par tous les habitants. Ils ont massacré les chevaliers français qu’ils ont pu débusquer.
— Que fait le peuple ?
— Il travaille contre nous, seigneur. Il creuse des fossés et dresse des palissades autour du château Narbonnais pour l’assiéger.
— Où sont ma femme et mes enfants ?
— Ils sont au château et la comtesse a grand peur.
Montfort brise le cachet de cire et déplie la lettre. Le texte est bref. Dans la précipitation, Alix n’a eu que le temps d’écrire deux phrases : « Toulouse, votre femme et vos fils sont en danger. Si vous tarder un seul instant à nous porter secours, vous ne nous reverrez plus vivants. »
Montfort renvoie le messager.
— Va te reposer et prendre du bon temps. Mais pas un mot de tout cela, sinon je t’étripe et te fais brûler vif. Si on te demande des nouvelles de Toulouse, réponds que la ville est paisible et qu’il y fait beau temps.
— J’ai compris et je suis à vos ordres. L’homme s’incline et laisse Montfort rejoindre les seigneurs des Alpes sous une tente voisine.
— Quelles nouvelles avez-vous reçues de Toulouse par ce messager ? l’interroge un baron.
— D’excellentes nouvelles. Toute résistance est éteinte. Le vieux Raimond erre en Espagne comme un vagabond. Mon frère ramasse tant d’argent par sacs pleins à craquer que nous ne saurons pas comment le dépenser. Il me demande de venir le rejoindre à Toulouse pour organiser le partage de ce butin. C’est à regret que je dois vous quitter.
Faisant bonne figure malgré l’angoisse qui lui étreint le cœur, Simon de Montfort salue le comte de Valentinois et ses vassaux. Un instant plus tard, entouré des siens, il chevauche ventre à terre. Ils ne font halte que pour changer de montures et envoyer dans toutes les garnisons des messagers porteurs de lettres dictées à la hâte. Les ordres sont formels : rassembler tous les hommes en armes disponibles et se porter sur Toulouse sans perdre un instant. Le ton des missives traduit l’urgence de la situation.
Toulouse, septembre 1217
Depuis mon retour, je suis établi sous le toit d’une famille amie. Les Rouaix sont des compagnons de toujours. Le doyen est un peu plus âgé que moi. Il fut jeune capitoul sous le règne de mon père. Leur maison se tient au cœur de la cité, à l’entrée de la rue Croix-Baragnon qui mène à la cathédrale. À l’arrière, un petit verger cultivé avec soin offre un ombrage de verdure. Les deux étages ont été mis à sac par les pillards de Montfort : coffres éventrés, chaises brisées, plats de vermeil volés.
— Qu’importe, puisque nous avons retrouvé notre comte ! plaisante Rouaix en m’installant dans ma chambre.
— Elle est étroite, s’excuse-t-il, mais vous pourrez tenir vos réunions dans la maison capitulaire.
— Ami, que m’importe la taille de la chambre ! C’est sous ton toit que je vais dormir à Toulouse pour la première fois depuis tant d’années. Ta maison est le port après la tempête.
— La tempête n’est pas finie. Tu le sais.
— Nous aurons quelques jours de calme. Le temps qu’il arrive. Et la tempête, en effet, sera plus violente que jamais. Dès demain, nous allons nous y préparer.
Au petit matin, nous retrouvons dans la Maison commune d’Alfaro, Ricaud, Castelnau, Beringuier, Dejean et plusieurs consuls capitouliers. Devant eux je dicte l’acte rétablissant l’institution capitoulière abolie par l’usurpateur et je confirme dans leurs fonctions ceux dont il avait prononcé la déchéance.
Nous tenons notre premier conseil de guerre. Le temps nous est compté. Montfort sera bientôt là. Le répit dont nous disposons se mesure en jours et en heures. Notre survie dépend de la rapidité avec laquelle nous allons protéger la ville et de la solidité de notre ouvrage.
— Nous devons reconstruire les défenses, dégager les fossés, ériger les palissades, planter les pieux, barrer les rues ouvertes sur l’extérieur, énumère Aymeri de Castelnau.
Je lui confie la charge de ce chantier.
— Prends tous les hommes dont tu as besoin et commence sans tarder.
Il sort aussitôt de la Maison commune pour aller donner ses ordres.
D’Alfaro veut installer sur les plus hauts clochers des guetteurs et des machines de jet. J’obtiens sans difficulté de l’abbé de Saint-Sernin et du prévôt de la cathédrale Saint-Étienne le droit d’établir nos engins sur leurs églises. Ils acceptent d’autant plus vite qu’ils ont beaucoup à se faire pardonner, eux qui escortaient Foulques dans nos rues pour accréditer ses mensonges auprès du peuple de Toulouse. Afin que la ville soit totalement engagée dans la résistance à l’assaut que nous allons subir, j’accorde le pardon à tous ceux qui se sont compromis en acceptant de servir l’ennemi ou en se mettant à la disposition de l’occupant. Les plus abjects devront un jour rendre des comptes, mais nous avons le temps d’y penser. Nous ne pouvons pas nous priver de bras et nous ne devons pas courir le risque d’un front intérieur.
Je confie à Raimond de Ricaud la surveillance de notre approvisionnement. Nous manquons de tout.
— Fais d’abord venir des armes, lui demande Hugues d’Alfaro. Nous ne résisterons pas longtemps avec des pierres et des bâtons. Il nous faut des épées, des lances, des masses. Les sergents français ont tout confisqué.
— Et des matériaux de construction ! ajoute un consul capitoulier. La ville est ouverte aux quatre vents et l’ennemi peut y avancer comme en rase campagne. Il nous faut du bois, des cordes, du mortier, du fer et de l’acier, des outils, des poulies.
Raimond de Ricaud dresse la liste des premières commandes.
— Nous les ferons venir par la Garonne, car nous risquons d’être cernés d’ici peu. Le fleuve nous sauvera. Grâce à lui, nous aurons de l’eau, nous pourrons entrer ou sortir et recevoir tout ce qui nous manque. Les bateaux passeront sous le nez de nos ennemis.
Nous adressons un message à Raimond le Jeune pour l’informer de la réussite de mon retour. Il doit tenir Beaucaire et attendre pour venir à Toulouse que nous le lui demandions. Ne sachant pas si nous pourrons résister à l’attaque, je ne veux pas que nous risquions de tomber tous les deux entre les mains de Montfort.
Après avoir délibéré toute la journée dans la Maison commune, nous sortons inspecter le chantier qui se déploie partout autour de la ville. Depuis le clocher de la cathédrale, Aymeri de Castelnau nous fait fièrement découvrir l’immensité de l’ouvrage dont il est le maître. Il a réussi en une journée à rassembler presque toute la population qui s’active dans une fébrilité joyeuse.
— Nous protégeons d’abord la ville face au château Narbonnais, me dit-il en pointant le doigt vers le sud, où la forteresse élève ses murs de brique à l’abri desquels la garnison française est sur le qui-vive. Il faut pouvoir briser toute tentative d’assaut. Un large fossé bordé de hautes palissades les empêchera de nous attaquer par surprise. Hélas, il nous est impossible de les cerner comme je l’aurais voulu. Il nous faudrait pour cela trop d’hommes et de matériaux. Ce serait au détriment de la fortification de la ville. Mieux vaut nous protéger de toutes parts. À la place des anciennes portes nous édifierons des chicanes. Sur ce qui reste de nos tours, nous construirons des planchers pour y disposer nos engins.
Nous cherchons à évaluer le temps qui nous est donné pour mener à bien ce travail colossal.
— L’armée de Guy de Montfort sera là dans huit jours environ, estime Hugues d’Alfaro.
— Et Simon ?
— Il arrivera deux semaines plus tard. Mais ne vous y trompez pas, Guy n’attendra pas son frère pour attaquer. Ils ne nous laisseront pas un jour de paix pour nous fortifier. L’assaut sera immédiat pour tenter de s’engouffrer dans nos brèches béantes.
Jusqu’au milieu de la nuit, nous allons encourager ceux qui travaillent sans relâche. Pelles, pioches, bêches, marteaux, ciseaux ou tout simplement mains nues livrent un combat contre le temps qui passe. Des lumignons, des torches et des chandelles éclairent le chantier et cernent la ville d’une guirlande lumineuse. Femmes et hommes, enfants et vieillards, maîtres et serviteurs, chevaliers et palefreniers, prêteurs et portefaix sont égaux devant ce travail dont dépend notre sort à tous. Ils l’accomplissent méthodiquement sous les ordres de l’ingénieur Parayre et du maître charpentier Gamier qui donnent également les directives pour l’édification des catapultes. Autour d’un feu de camp, des jeunes filles dansent au son d’un tambourin. Entonnés par des centaines de voix, des chants s’élèvent et parlent de notre pays. Ils célèbrent la beauté des femmes et la générosité du vin, la puissance de la Garonne ou l’immensité des Pyrénées.
Dix jours et dix nuits durant, des milliers de Toulousains redressent les ouvrages que les envahisseurs les avaient obligés à abattre.
Toulouse, vendredi 22 septembre
Les guetteurs postés au sommet du clocher de la cathédrale font mugir leurs trompes. Deux sonneries brèves suivies d’une longue donnent le signal de l’alerte.
Ceux qui travaillent sur le chantier redoublent d’ardeur pour finir de planter un pieu ou de dresser une poutre pendant que les chevaliers en armes se regroupent autour des issues de la ville.
Une heure plus tard les Français sont devant Toulouse. Comme d’Alfaro l’avait annoncé, c’est Guy de Montfort qui arrive le premier. Le frère de l’usurpateur est accompagné des chefs de l’armée : Guy de Lévis, Foucaud de Berzy, Alain de Roucy, Hugues de Lacy. Le jeune « Guiot » de Montfort, le fils que Simon a imposé pour époux à Pétronille de Bigorre, est avec eux.
Il ne s’est écoulé que dix jours depuis mon retour, mais le peuple de Toulouse exalté par la fierté retrouvée a su accomplir des prodiges. Les Français qui avaient laissé une ville ouverte n’en croient pas leurs yeux. La Cité, le Bourg sur la rive droite, et le faubourg Saint-Cyprien sur la rive gauche sont solidement clôturés, un fossé profond cerne l’enceinte, des palissades, des pieux et des chicanes protègent les accès. Sur les clochers des églises, des charpentes et des plates-formes portent des machines de jet.
— Encore quelques jours et la ville sera aussi fermement protégée que jadis. Seigneur, ne leur laissons pas un instant de plus, conseille Foucaud de Berzy à Guy de Montfort.
Le frère de l’usurpateur et ses compagnons décident donc de lancer immédiatement l’assaut. Ils avisent une brèche près de la porte Montoulieu. À cet endroit le rempart n’a pas encore été relevé et la ville s’ouvre sur les fossés emplis de gravats. Par bonheur, les habitants ont entassé des madriers, des troncs d’arbres et des branchages dont l’enchevêtrement obstrue l’entrée de la rue qui mène à la cathédrale. Les Français tentent de s’y engager à cheval mais leur course est brisée par la barricade où s’entravent les jambes de leurs montures qui trébuchent. Guy de Montfort ordonne de mettre pied à terre. Empêtrés dans l’amoncellement qu’ils s’efforcent de gravir, tenant le harnais de leurs chevaux rétifs, exposés aux jets de pierres lancées depuis les étages et les toits des maisons, les chevaliers français voient fondre sur eux une charge d’Ariégeois conduits par Roger Bernard, le fils du comte de Foix. Les Pyrénéens bousculent et rejettent les assaillants qui fuient en désordre. Ils laissent derrière eux des hommes et des chevaux blessés ou morts, à demi enlisés dans la boue et les détritus du fossé. Les défenseurs ont capturé cinq prisonniers qui sont aussitôt pendus.
La consternation s’est abattue sur les occupants du château Narbonnais. Pendant que les hommes dressent le camp à l’abri de la forteresse, les chefs de l’armée vilipendent leurs chevaliers.
— Vous avez des épées, des lances, des masses, des arbalètes, et vous vous laissez mettre en déroute par des demi-morts armés de cailloux, de bâtons et de couteaux rouillés ! s’indigne Alain de Roucy.
Guy de Montfort rejette sur son frère la responsabilité du revers.
— Avez-vous oublié que les Toulousains nous ont demandé grâce ? La faute est à Simon. S’il leur avait ouvert les bras, nous n’en serions pas là. Il a fallu qu’il joue les tyrans sanguinaires. Voilà pourquoi Dieu a changé de camp.
Il dicte plusieurs messages que des cavaliers portent dans toutes les places fortes. Les chefs de l’armée ordonnent aux garnisons de venir sans plus tarder les rejoindre sous les remparts de Toulouse.
Des lettres comminatoires sont également envoyées aux évêques pour qu’ils lèvent des renforts dans leurs diocèses.
— Pour assiéger cette ville il nous faudrait dix fois plus d’hommes, estime Hugues de Lacy. Tant que nous ne pourrons pas tenir toutes les issues et la Garonne, ils iront et viendront à leur gré.
*
* *
À l’intérieur des murs, chaque jour, les guetteurs embouchent leurs trompes pour lancer sur la ville trois mugissements brefs. Depuis leur poste d’observation, ils ont aperçu des couleurs amies approchant de Toulouse. Du haut de leurs clochers, ils entendent monter la clameur saluant la bonne nouvelle.
Les renforts viennent de toutes les contrées de notre pays. Le comte de Comminges et le comte de Foix arrivent avec leurs vassaux des Pyrénées. Du Quercy, de l’Agenais, de l’Armagnac, du Lauragais, de l’Albigeois, des troupes bien armées convergent vers Toulouse.
Les Français ayant regroupé leurs hommes au sud, autour du château Narbonnais, nos alliés entrent sans difficulté par les portes du Bourg, au nord de la ville, ou par celles du faubourg, de l’autre côté du fleuve. Nos forces décimées par le carnage de Muret et les exactions de Montfort se reconstituent peu à peu.
Mettant à profit le répit que nous offre l’inaction des Français, les chevaliers posent l’épée et l’écu pour manier la pioche et la pelle. Chaque jour qui se lève nous trouve plus nombreux et mieux défendus.
Toulouse, lundi 9 octobre
Ce matin-là, les deux premières sonneries de trompe sont suivies d’un long mugissement qui résonne comme une plainte interminable. Cette fois le signal des guetteurs est accueilli dans un silence pesant. Les Toulousains devinent que Simon de Montfort est en vue. Dans la Maison commune, les chefs de guerre prennent le pas sur les ingénieurs.
— Messire Raimond, je vous en prie, ordonnez l’arrêt des travaux ! supplie Hugues d’Alfaro. L’heure est venue de prendre les armes. La ville est plus solidement fortifiée que jamais, mais nous n’arrêterons pas les Français avec des marteaux et des clous. Pour fortifier Toulouse, les guerriers se sont faits charpentiers. Pour la défendre, les maçons doivent aujourd’hui se faire combattants.
— Que chacun prenne les armes et que Dieu nous protège.
*
* *
À la tête de l’armée chevauchent Simon de Montfort, Foulques et le cardinal Bertrand, le nouveau légat du pape Honorius III. Ils peuvent déjà apercevoir les clochers de Saint-Sernin et de Saint-Étienne. Les deux ecclésiastiques font leurs recommandations au chef de guerre. Le cardinal-légat est confiant.
— Cet air matinal fleure bon la victoire. Toulouse va tomber. Mais quand vous en serez le maître, il faudra cette fois supplicier les comtes et pendre leurs barons.
Foulques consulte Bertrand sur le sort qu’il conviendra de réserver à ceux qui se réfugieront dans les églises.
— Ne craignez pas de les trucider tous. Dieu n’a pas souci d’eux. Je vous les abandonne.
Accompagné d’Alain de Roucy, Guy de Montfort s’est porté à la rencontre de son frère, qui s’avance la rage aux dents en découvrant Toulouse aussi bien fortifiée. Ayant mis pied à terre, les deux hommes s’embrassent Simon s’emporte :
— Pourquoi n’avez-vous pas déjà pendu ces traîtres, dévasté leurs maisons et incendié la ville ?
— Nous avons attaqué, mais ils nous ont reçus de telle façon qu’il a fallu fuir.
— Vous devriez avoir honte ! Moi, je vais aller décharger mes chariots et mes bêtes sur la place du Marché au centre de la ville, proclame Simon de Montfort.
— Alors, vous risquez de ne pas décharger avant Noël, grogne Alain de Roucy.
Afin de stimuler l’ardeur des combattants, le légat Bertrand coiffe sa mitre, brandit sa crosse et prend la parole pour accabler Toulouse de toutes les malédictions.
— Ce sont les braises de l’enfer qui échauffent cette ville ! Elle se vautre dans les péchés. Si vous voulez plaire à Dieu, brisez-la sans pitié, pillez-la, abattez ses demeures et tuez sans quartier. Jusqu’au fond des églises et des hôpitaux, massacrez ! Croyez l’homme saint que je suis : dans cette ville folle, il n’y a pas d’innocent.
N’écoutant que sa fureur, Simon de Montfort remonte en selle et déchaîne l’assaut.
Les Toulousains sont à leurs postes de combat. Derrière les lices et les archères, sur les chemins de ronde, ils bandent leurs arcs et arment leurs arbalètes. Dissimulés dans les chicanes, ils empoignent les haches et les massues. Les femmes portent des seaux remplis de flèches ou traînent vers les catapultes des panières pleines de pierres. Ce sont elles qui actionnent les leviers déclenchant le tir des engins.
Avec Hugues d’Alfaro, nous montons sur le clocher de Saint-Étienne. Nous voyons la vague des cavaliers déferler et venir se briser à nos pieds sur les fortifications de la cité. Une nuée de dards et de projectiles s’abat sur l’ennemi. Le combat s’engage corps à corps. On lutte pied à pied jusqu’à la mort. Du haut des remparts du château Narbonnais, les hommes de la garnison française décochent leurs traits sur les Toulousains postés en contrebas. Nos ingénieurs ripostent en ajustant le tir de leurs catapultes, dont les boulets viennent battre le mur et en ébrécher la crête. Pour suivre la bataille de plus près, nous allons sur le chemin de ronde de la porte Montoulieu.
Je ne sais depuis combien de temps les hommes se battent, mais le carnage est effrayant.
— Messire Raimond ! Venez voir.
Bernard de Comminges, la tête couverte de son haubert de mailles, m’invite à le rejoindre. Agenouillé derrière une étroite ouverture, il tend une arbalète à son écuyer pour qu’il la garnisse.
— Regardez : c’est Guiot le très jeune mari de ma chère Pétronille. Je ne l’ai pas encore félicité.
Dans le pré devant nos remparts, le fils de Simon de Montfort se démène courageusement. Son heaume est rehaussé d’or et sa tunique porte les couleurs et le lion de sa famille. L’écuyer rend au comte de Comminges son arbalète chargée d’un carreau à la pointe acérée. Bernard ajuste soigneusement son tir avant de libérer le dard d’acier qui perce de part en part la poitrine du jeune homme et le jette à bas de son cheval.
— À ta santé, mon gendre ! s’écrie Bernard de Comminges. C’est de la part du comté de Bigorre.
Plusieurs chevaliers français sautent à terre pour emporter précipitamment le corps transpercé du fils de l’usurpateur. Guy de Lévis galope aussitôt vers Montfort qui ferraille un peu plus loin au côté d’Hugues de Lacy.
— Toulouse est pour vous une terre de deuil. Votre fils est blessé.
Nul ne peut voir l’expression du visage de Simon, masqué par l’acier du heaume. Après un bref silence il ordonne :
— Il faut vaincre aujourd’hui.
— Mais nous sommes tous rompus ! s’écrie Hugues de Lacy. Le tiers de notre troupe est déjà tombé. Faut-il aller jusqu’au martyre ? Si nous nous obstinons, nous risquons le massacre.
Le chef cède et ordonne le repli. Les chevaliers français rompent le combat et refluent vers le château Narbonnais. Sur les remparts, les Toulousains brandissent leurs armes vers le ciel en hurlant leur joie.
— Vive la vie !
— La croix toulousaine a maté le lion !
— Regardez-le, il s’enfuit en vomissant ses tripes.
Dans la Maison commune, les poètes et les troubadours chantent la victoire : « Honneur, Bravoure, Droiture et Loyauté triomphent d’Orgueil, de Démesure et de Fourberie. « Paratge » est restauré ! »
Ces artistes ne sont pas toujours les plus vaillants au combat, mais le récit qu’ils en font donne aux autres de l’ardeur.
— Ils ont laissé derrière eux, étendus sur le champ, plus de cent cinquante chevaliers, a compté Hugues d’Alfaro.
— Et nous ?
— Pas la moitié, messire. Et toutes nos fortifications ont tenu bon.
— Grâce à Dieu. Car nous en aurons encore besoin.
Les poètes, debout sur un banc de la salle capitulaire, rivalisent de vers promettant au lion mille morts aussi cruelles les unes que les autres.
*
* *
Montfort est au chevet de son fils dans la pièce qui fut ma chambre au château Narbonnais. L’adolescent gémit de douleur et tremble de fièvre. La flèche a percé le poumon et un filet de sang coule de sa bouche. Son père est accablé.
— En une poignée d’heures ma famille et ma troupe ont été décimées. Comment Dieu peut-il consentir à ma perte ?
— Jésus n’aime pas ce qu’il voit dans nos âmes, lui murmure à l’oreille Alain de Roucy. L’arrogance, l’orgueil, le désir de puissance nous ont métamorphosés d’anges en serpents.
Les prélats et les guerriers se réunissent dans la grande salle voûtée. Montfort les rejoint Foulques et le légat le réconfortent.
— Vous reprendrez bientôt cette ville maudite et vous n’y laisserez âme qui vive, assure le cardinal Bertrand.
— Si l’un d’entre vous trépasse, n’ayez crainte, il sera reçu en pleine gloire au ciel, ajoute Foulques.
Alain de Roucy pointe son doigt sur les hommes d’Église.
— Grand merci pour vos promesses de béatitude. Vous êtes trop bons. Mais chacun sait que les biens des défunts tombent dans votre poche. Que Dieu m’abandonne si je risque encore mon sang !
Foucaud de Berzy et plusieurs conseillers de Montfort proposent de temporiser.
— La ville regorge de vaillance, nous avons éprouvé son courage. Ce serait folie que de l’attaquer à nouveau. Pour les briser, nous devons accomplir un exploit fracassant dont on parlera encore dans bien des siècles : construisons une cité, bâtissons les plus grandes maisons jamais vues, faisons jaillir du sol des fortifications et des remparts sans pareils. Peuplons cette ville de gens neufs, qui vous prêteront serment, messire Montfort. Les hommes armés, les provisions de blé, de viande et de vin, les étoffes nous viendront de partout. Ce sera la nouvelle Toulouse. Un jour, elle affrontera sa vieille et rude sœur dans le feu sanglant des épées. Celle qui restera debout régnera sans partage. Et je suis sûr que nous vaincrons.
— Voilà un sage et judicieux conseil, conclut Simon de Montfort en quittant la réunion pour aller rejoindre son fils.
Octobre 1217
L’azur et la lumière dorée de la fin de l’été ont fait place à un ciel bas et à une pluie froide qui tombe sans discontinuer. Depuis l’échec de Montfort et la blessure de Guiot, les Français sont restés sur leurs positions.
Ils se consacrent à leur tour aux travaux de charpente et de maçonnerie. Ils consolident leur camp comme pour édifier un bourg nouveau. Les constructions s’étendent du château Narbonnais jusqu’à la Garonne. La lisière de leur périmètre longe le rempart sud de Toulouse. Nos avant-postes et les leurs sont face à face, à portée de pierre ou de flèche. De part et d’autre les guetteurs surveillent attentivement les lignes adverses. La nuit, ils échangent à voix basse les mots de passe avec la relève qui vient prendre son tour de garde. Pas de vin, pas de chant, pas de jeux de dés pour ces sentinelles qui gardent l’épée hors du fourreau. Face à une attaque soudaine ils n’auront que le temps de donner l’alerte avant d’être assaillis. C’est là que nous plaçons nos meilleurs combattants. La concentration et la proximité des forces ennemies exigent une vigilance extrême. Partout ailleurs, une simple garde suffit.
Montfort n’a pas réussi à nous prendre d’assaut et il ne réussit pas davantage à nous assiéger. Avec les deux mille hommes dont il dispose, il lui est impossible de cerner la ville. Il ne peut déployer son armée, qui demeure groupée autour du château et du camp, pour parer à toute sortie des nôtres. Placés là où ils sont les Français ne peuvent même pas apercevoir les convois qui entrent au nord par les portes du Bourg ou à l’est par le faubourg Saint-Cyprien sur la rive gauche.
Pendant la journée, les Toulousains se divertissent de la fureur de Montfort vitupérant au bord du fleuve contre les bateaux qui passent tranquillement sous ses yeux pour venir accoster au port de la Daurade, au cœur de la Cité.
Exaspéré, il ordonne de réquisitionner des barques dans les villages voisins. Guy de Lévis réussit à ramener une dizaine d’embarcations confisquées à des pêcheurs des environs. Amarrées à la rive, elles reçoivent un lourd armement Pataugeant dans la vase, des hommes fixent des plaques de métal, dressent des abris percés de fentes pour les archers, érigent une estrade pour y poster celui qui gouvernera.
— Ces bateaux vont naviguer aussi bien que mon épée, plaisante Hugues d’Alfaro, qui observe avec moi les préparatifs.
Nous sommes au bord de la Garonne, sur la coursière de nos remparts, lorsque les Français poussent leurs navires dans le fleuve. Chargés de chevaliers en armes et en cotte de mailles, ils avancent lentement, lourdement enfoncés dans l’eau.
Les hommes de Montfort sont d’excellents cavaliers et de solides piétons, mais ils n’entendent rien à la navigation. Nos bateliers de la Garonne, au contraire, ne savent pas tenir l’épée ou chevaucher un destrier, mais ils manient l’aviron avec dextérité. Ils sont nés sur les bords du fleuve, ils ont vécu sur ses flots et ils en connaissent tous les pièges. Ils attirent les embarcations de Montfort là où les tourbillons sont les plus redoutables. Ils laissent l’ennemi approcher. Épées brandies, les chevaliers se préparent à aborder mais ils peinent à trouver leur équilibre et leur embarcation balance dangereusement. D’un coup d’aviron porté au bon endroit, les bateliers font chavirer les guerriers. Leurs bras tournent comme des ailes de moulin, ils cherchent appui les uns sur les autres et basculent tous ensemble dans une gerbe d’éclaboussures. Lestés de leur harnachement de fer, ils disparaissent aussitôt dans l’irrésistible spirale des tourbillons.
Sur les quais de la Daurade, la foule salue l’exploit par des éclats de rire. Les jours suivants, d’autres expéditions semblables finiront toutes au fond de la Garonne. Des milliers de Toulousains viennent assister à ces joutes comme à un divertissement quotidien dont le dénouement est ponctué par des acclamations.
Après avoir perdu plusieurs dizaines de chevaliers, Montfort renonce à ces tentatives. Le fleuve est à nous.
*
* *
Le soir, dans ma chambre, sous le toit des Rouaix, j’écris à Raimond le Jeune, pour l’informer en détail de tous les événements et le féliciter. Il remporte de magnifiques victoires en Provence, où, mettant à profit l’absence de Montfort, il a libéré plusieurs villes de la vallée du Rhône. J’adresse à Éléonore de tendres messages, omettant de parler des atrocités de la guerre, je lui promets qu’elle ne restera pas longtemps à Barcelone, où elle demeure avec Sancie et Guillemette.
*
* *
Un matin de la fin du mois d’octobre, Montfort entreprend la traversée de la Garonne pour aller assiéger le faubourg Saint-Cyprien, sur la rive gauche. C’est par là que nous recevons tous les renforts et les approvisionnements venus de Gascogne. Nous pouvons entrer et sortir librement par ces portes auxquelles nous accédons en traversant le fleuve par le pont Neuf ou le pont Vieux.
Durant plusieurs heures, les barques amènent d’une rive à l’autre hommes et chevaux. Lorsqu’ils sont une centaine, groupés sur la prairie qui borde le fleuve, nos forces traversent par les ponts et les attaquent en masse. Les Français reculent et se bousculent pour remonter dans les barques. Dans la confusion, le cheval de Montfort fait un écart, trébuche sur un aviron et tombe sur le flanc, entraînant son cavalier dans une gerbe d’eau qui se referme sur eux. Bardé de fer, le cheval coule à pic et Montfort disparaît dans le remous. Un instant plus tard il resurgit ruisselant, remonte sur la rive et réussit à se replier avec ses chevaliers. Sauvé par miracle, il a toutefois perdu beaucoup d’hommes dans cette tentative. Certains sont morts, tués ou noyés, les autres ont été faits prisonniers.
Les captifs sont traînés dans les rues de Toulouse, les mains liées, une bourse attachée au cou. Les gens y glissent une pièce pour récompenser celui qui les a capturés. Ils sont ensuite abominablement suppliciés. Pour finir, leurs restes sont placés sur un trébuchet et projetés au milieu du camp ennemi.
Décembre-janvier 1218.
Depuis les échecs de Montfort sur la Garonne, les offensives armées sont rares. Mais les esprits sont parfois si échauffés que seul le combat permet d’apaiser les nerfs des hommes. Dans le froid glacial de décembre les chevaliers français lancent un puissant assaut contre nos fortifications, à proximité du château Narbonnais.
La vigilance et la promptitude de nos guetteurs permettent de donner immédiatement l’alerte. Bernard de Comminges et Roger Bernard de Foix, appuyés par les cavaliers et les piétons de leurs fiefs, contiennent la poussée puis engagent une contre-attaque.
Hugues de Lacy et Foucaud de Berzy ramènent leurs hommes vers le camp. Ils laissent derrière eux des chevaliers et leurs montures à demi enfoncés dans la glace brisée et l’eau froide des douves.
Quelques jours plus tard, ce sont les nôtres qui tentent de prendre pied dans le camp ennemi. Le combat est brutal, mais ils sont repoussés. Ils battent en retraite, et les Français n’osent pas les poursuivre dans Toulouse.
Ces combats meurtriers mais infructueux calment les ardeurs. Chacun demeure sur ses positions et s’emploie à les renforcer. Durant l’hiver les combats font place aux travaux. Dans la terre durcie par le gel on creuse de nouvelles tranchées, on dispose des claies pour masquer les archers, on bâtit des escaliers pour accéder plus vite aux chemins de ronde. En face, ils déploient la même activité pour édifier ce qu’ils appellent « Tholosa Nova », dont le tracé de rues et de places s’esquisse sous nos yeux.
L’hiver s’est installé. Il est rude. Un vent qui pèle nous vient des Pyrénées enneigées. Alix de Montfort et Foulques sont partis au nord de la Loire chercher des renforts. Le pape Honorius III, informé par son légat, le cardinal Bertrand, des revers de l’armée croisée, envoie des courriers à Philippe Auguste et aux archevêques du royaume. Il proclame la foi en péril et lance un nouvel appel à la croisade. Il emploie dans ses bulles les mêmes mots qu’Innocent III il y a dix ans.
Instruit par l’expérience, je sais qu’il faut plusieurs mois pour lever une grande armée et que les troupes ne se mettent en marche qu’au début du printemps. D’ici là nous serons tranquilles mais à la belle saison il faudra faire face à une situation dangereuse. J’envoie des messages à Raimond le Jeune et à plusieurs vassaux de notre pays pour leur dire de se préparer à nous rejoindre après Pâques.
En attendant, c’est surtout l’argent qui manque. Les réparations des remparts, les matériaux de construction pour nos ouvrages de défense, l’approvisionnement quotidien de la ville et les distributions de vivres pour les combattants et les indigents ont vidé les caisses. L’activité du commerce et de l’artisanat est en sommeil, tarissant ainsi les sources de taxes.
— Si nous ne payons pas nos fournisseurs, ils ne nous livreront plus, prévient Raimond de Ricaud.
— Et les soldats ? ajoute Hugues d’Alfaro. Ils acceptent de patienter mais il faudra bien finir par leur verser ce que nous leur devons. Et comment ferons-nous pour la solde des renforts que nous commandons pour le printemps ?
— Et pour les nourrir ? s’inquiète Raimond de Ricaud.
Le comte de Comminges s’emporte :
— Montfort n’a pas réussi à nous vaincre. Nous n’allons tout de même pas nous laisser assiéger par le manque d’argent ! Prenons-le là où il est légitime de le prendre : chez ceux qui ont failli. Ils méritent au moins cela !
Il est vrai que nous avons été d’une grande indulgence envers ceux qui ont autrefois rejoint Montfort. Je l’ai voulu ainsi afin de préserver l’unité de la ville. Seuls quelques-uns ont perdu la vie le jour de mon retour, tués par une foule prise de délire. Depuis, l’ordre est revenu et nul n’a été inquiété, ni malmené ni jugé.
L’heure est donc venue de leur faire payer par la confiscation de leurs biens la défection dont ils se sont rendus coupables. Devant le grand conseil réuni comme chaque semaine en l’église du petit Saint-Sernin, je donne lecture d’une ordonnance :
— Les charges sont écrasantes. Les consuls pourvoient au ravitaillement des chevaliers et des partisans venus de l’extérieur et ils assument les autres dépenses de la ville. Moi, Raimond, en mon nom et en celui de mon fils, autorise les consuls à opérer ventes, liquidations et transactions de toutes sortes sur les biens meubles et immeubles des Toulousains, hommes ou femmes, qui ont quitté jadis Toulouse pour rejoindre Simon de Montfort et se mettre à son service ; de ceux qui ont quitté Toulouse à mon retour sans mon autorisation ou celle des consuls ; de ceux qui demeurent dans les châteaux et les villes tenues par Simon de Montfort et les ennemis de Toulouse.
Il faut aussi débusquer les fraudeurs dont la mauvaise volonté amoindrit les recettes et donne le mauvais exemple :
— De ceux qui refusent de s’acquitter des charges communes en prétextant qu’ils n’en ont pas les moyens, alors qu’on connaît leur richesse.
Toulouse, mai 1218
Avec le printemps revient la saison des périls. Les éclaireurs nous avaient alertés, mais nous pensions qu’ils exagéraient leur récit pour se donner de l’importance. Or ils étaient en dessous de la vérité : l’armée conduite par Alix et Foulques et que Montfort vient accueillir au milieu de la plaine est impressionnante. La crête des collines à l’est de Toulouse n’est qu’un fourmillement. Les unes après les autres, les vagues de chevaliers s’avancent vers nous. Elles sont suivies par des cohortes de piétons marchant d’un pas résolu. D’autres lignes de cavalerie apparaissent, puis d’autres troupes de routiers. C’est un interminable défilé devant nos murs.
Mis en garde par le son des trompes, les Toulousains se sont massés sur les remparts. Plusieurs milliers de combattants sont sortis pour constituer des groupes compacts devant chacune de nos portes. On n’entend que le grondement sourd des cavaleries. Les Toulousains serrent fermement leurs armes. Certains sont blêmes, d’autres lancent des regards de flamme, mais tous sont silencieux devant ce fleuve humain qui coule sous leurs yeux pendant plusieurs heures et sur lequel flottent les couleurs des plus grands seigneurs du royaume. Nous voyons passer les emblèmes de Saintonge, du Poitou, de l’Auvergne, de la Bourgogne, et les armes du connétable de France.
Ils marchent en bon ordre, sans se lancer dans des assauts intempestifs, pour faire devant nous une démonstration de force. Cette croisade est aussi puissante que celle de 1209 dans laquelle j’avais dû m’engager.
Montfort ne manque plus de combattants, mais c’est le temps qui désormais lui est compté : l’armée de renfort est là pour quarante jours. Il ne dispose que de cette quarantaine pour nous abattre, faute de quoi il se retrouvera dans la même situation d’impuissance une fois les Croisés repartis.
Brûlant d’impatience, il leur demande d’aller établir leur camp sur la rive gauche.
— Ainsi nous pourrons enfin assiéger toute la ville et la faire tomber.
Les chefs croisés renâclent.
— Nos hommes sont épuisés. Les chevaux sont harassés et nous savons que les Toulousains se battent durement Laissez-nous reprendre des forces afin de pouvoir les jeter dans la bataille.
Montfort accepte de mauvaise grâce. Les nouveaux venus établissent leur camp à côté de celui que les Français ont édifié cet hiver. Le château Narbonnais est comme un promontoire face à une mer de tentes.
*
* *
Huit jours plus tard, sous une pluie battante, une moitié de l’armée ennemie se met en route pour aller franchir la Garonne au pont de Muret et revenir par la rive gauche assiéger le faubourg Saint-Cyprien. Nous aussi, nous partageons nos forces. Celles qui défendront la rive gauche sont placées sous les ordres de Roger Bernard de Foix et de mon fils Bertrand. Le comte de Comminges dirige les troupes de la Cité et du Bourg sur la rive droite.
Simon de Montfort ordonne l’assaut. Mon fils naturel et l’héritier du comte de Foix résistent héroïquement. Le vacarme du combat rivalise avec le grondement de la Garonne. Elle est déjà grosse de la fonte des neiges et enfle d’heure en heure sous les pluies diluviennes qui s’abattent depuis trois jours et trois nuits.
Les hommes s’étripent dans la boue. Après deux heures de combat, Simon de Montfort rompt l’engagement et emmène ses troupes dresser leur camp sur les coteaux à l’est de la ville en attendant de livrer un nouvel assaut le lendemain.
Dans la nuit, la Garonne devient folle. Elle sort de son lit, inonde toute la ville, submerge Saint-Cyprien et emporte dans sa fureur le pont Neuf et le pont Vieux dont les tabliers sont balayés dans un fracas de bois brisé.
Au petit matin, la situation est désastreuse : Toulouse est coupée en deux. Les deux rives sont isolées l’une de l’autre par la destruction des ponts. Au milieu des eaux torrentielles n’émergent plus que les piles de brique et de pierre qui supportaient les ouvrages brisés par la crue. Deux de ces piliers sont surmontés de tours de guet, permettant de surveiller le fleuve. Les hommes affectés à la garnison de ces deux bastions se retrouvent prisonniers sur leurs îles, cernés par les flots en furie.
Sur la rive gauche, la crue a rasé toutes les défenses du faubourg. Un violent caprice de la nature donne à nos ennemis ce que nous avions défendu avec acharnement au prix du sang des nôtres. Montfort, qui avait échoué hier dans son attaque contre Saint-Cyprien, peut aujourd’hui y entrer sans difficulté. L’inondation lui a frayé la voie. Il occupe toute la rive gauche. Nous sommes maintenant face à face, de part et d’autre du fleuve tumultueux. En toute hâte nous érigeons des machines de jet sur les quais et les berges. Nous confectionnons des abris et des claies pour dissimuler les archers qui viennent prendre position. De leur côté, les Français fortifient les bâtiments qui bordent la rive gauche du fleuve. Ils installent leur commandement à l’hôpital, face au port de la Daurade. Les tirs qui s’échangent de part et d’autre mêlent au-dessus de la Garonne flèches, carreaux d’arbalètes et pierres catapultées. Les projectiles se croisent et vont battre les murs. Au milieu des eaux, les deux tours abritant les garnisons toulousaines forment nos positions avancées. Il s’y trouve quelques arbalétriers fort habiles qui font des ravages dans les rangs ennemis et parviennent à empêcher les constructeurs d’engins d’établir leurs machines trop près de la rive. Mais ils nous font bientôt des signes, agitant leurs armes vides. Ils n’ont plus de dards. Il faut les ravitailler dans des conditions périlleuses. Des hommes s’élancent dans des barques sur les eaux furieuses. Plusieurs embarcations se brisent ou sont emportées au loin. L’une d’elles parvient à s’amarrer au pilier. On tend des cordes entre la rive et les tours pour faire passer des panières chargées de projectiles et de vivres.
*
* *
Depuis mon retour, huit mois plus tôt, Toulouse avait retrouvé confiance. Aujourd’hui, elle redoute le pire. Les femmes se pressent dans les églises et déposent de modestes offrandes au pied des autels. Les hérétiques, les catholiques, les juifs, tous prient car chacun sait que la chute de la ville risquerait de lui coûter la vie.
C’est le combat final et je pressens qu’il ne se terminera qu’avec ma mort ou celle de Montfort.
Les Toulousains attendaient un signe du ciel. C’est ainsi qu’ils ont interprété l’arrivée de Raimond le Jeune. Nous savions qu’il était en route mais la ville risquait de tomber d’un instant à l’autre. L’apparition de ses couleurs et de toutes celles des chevaliers provençaux qui l’accompagnent soulève l’exaltation des habitants.
Ils entrent dans la ville par les portes du Bourg sans aucune difficulté ; le gros des forces adverses est sur la rive gauche et les troupes demeurées sur la rive droite sont cantonnées au sud pour protéger le château Narbonnais et le camp principal. Si bien que Raimond le Jeune ne reçoit que des fleurs, des caresses, des compliments, des baisers envoyés du bout des doigts. La ville est en liesse comme le jour de mon retour, en septembre dernier. Les trompes des guetteurs lancent des sons de triomphe, les églises font voler leurs cloches, une rumeur joyeuse monte des rues où s’agitent les oriflammes.
Sur la rive opposée Montfort s’étonne de cette, allégresse chez ceux qui, cernés de toutes parts, sont sur le point d’être vaincus. Lorsqu’il apprend que la ville célèbre l’arrivée de Raimond le Jeune, la brûlure de Beaucaire se réveille. Il entrevoit soudain le pire. Convoquant ses chefs militaires, il leur annonce ses décisions.
— Avec le retour du jeune Raimond, notre stratégie devient dangereuse. Nos forces sont divisées. Celles qui sont sur la rive gauche ne parviendront jamais à franchir le fleuve pour prendre la Cité et le Bourg. Elles sont donc inutilement soustraites à notre armée de la rive droite, menacée elle-même par une attaque du jeune Raimond. Je l’ai vu faire à Beaucaire. Il pourrait prendre d’assaut le château et le camp principal de Tholosa Nova. Nous devons revenir sur l’autre rive pour regrouper tous nos combattants. Ensemble nous prendrons la ville par la force.
Faute de pouvoir cerner et fermer efficacement Toulouse, il revient à la stratégie des premières semaines du siège : l’assaut massif contre les remparts de la cité en y jetant toutes ses forces pour tenter d’ouvrir une brèche et de lancer une équipée jusqu’au cœur de la ville, dont les défenseurs se disperseraient dans la panique. Mais il sait que le temps joue désormais contre lui. Dans trois semaines, la croisade se dissoudra. Les seigneurs et leurs chevaliers repartiront vers le nord. Raimond le Jeune, lui, restera dans Toulouse avec ses Provençaux. Montfort et les siens se retrouveront alors sous la menace des Toulousains : il est donc condamné à réussir l’attaque qu’il prépare. À la différence des assauts précipités de l’automne, il l’organise. Faisant appel aux ingénieurs et aux charpentiers, il leur ordonne de construire la plus grande chatte jamais vue sur un champ de bataille. Établissant leur chantier hors de portée de nos tirs, ils se mettent à l’ouvrage aussitôt, travaillant de jour comme de nuit à lueur des torches.
Montfort a réuni tous les seigneurs de l’armée dans la cour du château Narbonnais :
— Nous devons faire tomber cette ville avant la fin du mois. Et je vous promets un magnifique butin.
Pour stimuler l’ardeur des troupes, il promet d’abandonner sa part à celui qui entrera le premier dans la ville.
— Quelle générosité ! ironise Amaury de Craon, l’un des seigneurs les plus titrés de l’armée arrivée le mois dernier. Vous parlez comme si c’était chose faite. Mais nous ne sommes pas encore dans la ville ! Les Toulousains ne se laisseront pas faire et ils sont rudes. C’est bien leur droit de l’être. Vous les avez pillés et tués. On peut comprendre qu’ils préfèrent leur seigneur légitime. Sachez que nous sommes nombreux ici à ne pas aimer cette guerre. Pour nous faire prendre la Croix et combattre à vos côtés, on nous a raconté des mensonges. Votre protecteur, l’évêque Foulques, nous a trompés. On nous a parlé de cité satanique, peuplée d’êtres diaboliques, pervers et lubriques. Nous n’avons trouvé que de farouches combattants qui protègent leurs enfants et leurs maisons, et de bons chrétiens qui font sonner leurs cloches chaque dimanche. Ils ont fait couler notre sang mais nous ne les haïssons point Au contraire, nous les respectons.
Le cardinal-légat Bertrand se lève et brandit sa crosse.
— Pas un mot de plus ! L’amitié pour Toulouse est un péché. Mon fils, tu feras pénitence pour de tels propos. Durant deux jours, tu ne prendras que du pain et de l’eau.
— Et je ne ferai pas un jour de plus que ma quarantaine, qui s’achève bientôt ! lance Amaury de Craon, avant de regagner sa tente.
*
* *
Trois jours plus tard, la construction de l’engin ennemi est achevée. Cette machine de guerre a les dimensions d’un monument. Dans cet abri roulant démesuré, plusieurs centaines de soldats et quelques chevaux peuvent prendre place sur deux étages. Montée sur huit roues, poussée et tirée par plusieurs dizaines d’hommes et des attelages de bœufs, la chatte avance lentement vers nous. Le chemin est long à parcourir jusqu’à nos murs, où des milliers de personnes se sont massées pour découvrir cet engin aux proportions invraisemblables. Pour protéger leur machine, des centaines de chevaliers ennemis se déploient dans la prairie et avancent vers la ville. Autour du gigantesque abri roulant, on s’échine à grands cris. Montfort, pour donner l’exemple, met pied à terre et s’arc-boute contre l’une des roues. Il menace des pires sévices ceux qui ne poussent pas assez fort. La toiture et les côtés sont renforcés par des plaques de fer et la machine est si lourde qu’elle s’immobilise dans chaque ornière. Ses servants s’épuisent à la dégager avant de reprendre leur laborieuse progression.
Nous avons le temps de disposer plusieurs catapultes. L’ingénieur Parayre et le charpentier Garnier dirigent leur installation. Les armes de jet n’étant plus utiles sur les berges, ils les transportent sur le rempart méridional pour accueillir la chatte.
Parayre, estimant qu’elle est arrivée à notre portée, ordonne le premier tir. Deux femmes, l’une poussant le levier et l’autre le tirant, déclenchent l’immense bras de la catapulte, qui décrit dans le ciel un vaste arc de cercle. Le sac de cuir fixé à l’extrémité libère le bloc de pierre qui part en tournoyant pour aller tomber à quelques pas de la chatte, écrasant un routier ennemi. Le monstre de bois et de fer continue d’avancer en cahotant, mais plus l’abri s’approche, plus il s’expose. Les engins de moyenne portée entrent en action. Onagres, trébuchets et mangonneaux ajustent des tirs tendus. La prairie est bientôt parsemée de blocs de pierre et jonchée d’hommes ensanglantés.
Soudain, dans un grand tracas, un projectile tombe sur le toit de la chatte, qui s’affaisse sous le choc. Une clameur de joie monte de nos rangs. Lorsqu’elle retombe, on peut entendre les hurlements des blessés écrasés dans leur abri par les plaques de métal et les poutres brisées. Presque aussitôt d’autres tirs cassent les jambes de deux hommes qui poussaient l’engin.
Montfort invoque le ciel et hurle ses ordres. Toute la nuit durant, ils travaillent autour de l’abri pour reconstruire sa toiture et consolider une roue.
Toulouse, 25 juin 1218
À l’aube, Montfort assiste à la messe dans la chapelle du château Narbonnais. Il prie Dieu de lui donner aujourd’hui la victoire ou la mort.
Pendant ce temps, l’abri roulant continue d’approcher. Il est maintenant sous le tir de nos archers et de nos arbalétriers postés dans les tranchées les plus avancées.
Guy de Montfort, qui commande les opérations, doit faire face à un harcèlement incessant. Tantôt ce sont les cavaliers toulousains qui sortent au galop, jetant des torches pour incendier l’engin, tantôt ce sont les rochers et les dards qui s’abattent de tous côtés à la fois.
Tout à coup, il est soulevé vers le ciel par son cheval qui se cabre violemment un carreau d’arbalète profondément enfoncé dans l’œil. L’animal s’écroule foudroyé. Guy de Montfort, la jambe prise sous le cadavre de sa monture, peine à se relever. Un archer toulousain prend le temps de le viser soigneusement. Sa flèche vient transpercer la cuisse d’où le sang jaillit aussitôt.
Alerté, Simon de Montfort a quitté la chapelle pour bondir en selle. Un instant plus tard, il est là, saute à terre et se précipite vers son frère au milieu de la bataille. Les nôtres se replient un instant derrière les lices pour retrouver leur souffle et laisser les catapultes entrer en action. Les pierres volent sur la chatte et vers le groupe de chevaliers qui tentent d’évacuer Guy.
Noire et rapide comme un rapace, elle tombe du ciel pour fondre sur sa proie. La pierre lancée par les Toulousains vient droit sur le heaume de Simon de Montfort. Sous la violence du choc, le métal éclate et le crâne se brise. Il chancelle un instant fait un pas puis tombe droit à la renversé, les bras en croix, raide mort.
Sur le champ de bataille le vacarme a cessé. Durant un bref instant règne un silence tel que je crois entendre chanter un oiseau. Tout est suspendu devant ce basculement du destin.
Et puis soudain une ovation sans fin s’élève de nos remparts, elle se propage dans les rues, monte dans les étages et s’amplifie jusqu’en haut des églises où les guetteurs s’époumonent sur leurs trompes. Les cloches de la ville font résonner l’air de Toulouse des vibrations de la victoire et de la liberté.
Sur le chemin de ronde, je me laisse tomber à genoux et je prie. Pour une fois, pour la première fois peut-être, je ne demande rien à Dieu. Je ne l’implore pas. Je n’ai plus qu’à lui dire merci.